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LIVRE "VIVRE AU LIEU D'EXISTER"

La vie de Berty Albrecht par sa fille Mireille

                                            Extrait 

 

Chapitre III

 

Les travaux avançaient bien lorsqu’il fallut tout arrêter. Nous étions en 1929, et en une nuit notre père perdit pratiquement toute sa fortune à cause du krach boursier. D’une minute à l’autre, tout ce qu’il avait construit s’effondrait. Pendant quarante-huit heures, il resta sans réaction, complètement assommé. Le luxe dont nous étions entourés, notre vie confortable et rassurante, la belle villa en construction, nos vacances passées dans la gaieté et l’insouciance, tout cela était bien terminé. Il se voyait comme un homme fini.
 

Heureusement pour nous, maman prit les choses en mains. Elle commença par lui dire de cesser de se plaindre, que rien n’était jamais désespéré, qu’au début de leur mariage, ils s’étaient débrouillés avec trois fois rien, et que puisqu’il le fallait, ils recommenceraient, que ce n’était pas ça qui allait lui faire peur.
 

Il est vrai que confrontée à l’adversité, loin de se laisser abattre, elle était gagnée par un surcroît d’énergie. Le rôle de victime ne lui convenait pas du tout, et lorsque des amis téléphonaient pour exprimer leur émoi, elle répondait que tout allait très bien, qu’il n’y avait pas lieu de s’en faire ! Papa n’était pas tellement de cet avis, parce qu’il s’en voulait de ne pas avoir senti venir la catastrophe, et n’avait plus confiance en lui.
 

Maman, qui détestait plaintes et récriminations, lui demanda d’avoir une vue positive de l’avenir.

« Je te connais bien mon ami, tu vas refaire fortune parce que tu es assez doué pour ça, je ne me fais aucun souci. Il va y avoir une période difficile, nous la traverserons ensemble, et tout redeviendra comme par le passé. » C’est cet optimisme qui a permis à papa de ne plus se décourager, et d’aller de l’avant.
 

Aux grands maux, les grands remèdes. La maison de Londres fut mise en vente, le personnel congédié. Puisque nous avions la maison de Beauvallon, maman décida de s’y installer avec ses enfants, en attendant des jours meilleurs. Papa resta en ville et s’installa dans un studio près de la City.
 

Tout s’était passé si rapidement que mon frère et moi en étions un peu déstabilisés. Notre mère nous avait expliqué succinctement que nous n’avions presque plus d’argent à cause de la crise, et que pendant un certain temps, nous allions vivre en France, dans notre maison de vacances. À six ans, je ne comprenais pas ce que voulait dire « la crise », mais elle m’avait débarrassée de ma gouvernante, ce dont j’étais ravie !
 

Être à Beauvallon, juste avec maman, c’était comme un cadeau. En revanche, pour mon frère âgé de onze ans, le changement fut moins aisé. Être transplanté d’un collège anglais à l’école communale de Sainte-Maxime, c’était comme changer de planète, et son adaptation fut difficile, d’autant plus que lui comme moi parlions très peu le français.
 

À Londres, notre père remontait doucement la pente, encouragé par de nombreuses lettres de sa femme. Notre situation financière, sans être florissante, s’améliorait, l’avenir s’annonçait plutôt bien, lorsque papa dut être hospitalisé. Maman partit précipitamment pour Londres, nous confiant, mon frère et moi, à la garde d’une de ses amies, Germaine.
 

Les médecins ne peuvent se prononcer sur les chances de survie de notre père, atteint d’un empoisonnement du sang provoquant un œdème et une paralysie complète du bras droit. Ils sont même très pessimistes. Berty prend alors les choses en main. Déterminée à sauver la vie de son mari, elle s’adresse au professeur Norman Hare, qui fait venir en consultation les plus grands spécialistes, guère plus optimistes que leurs confrères de l’hôpital. Et puis, au moment où tout espoir semble perdu, l’un d’eux trouve un traitement miracle.
 

Au bout de cinq mois, papa quitte l’hôpital ; mais son état de faiblesse est tel qu’il lui faudra encore deux mois de soins et de rééducation avant d’entreprendre le voyage vers Beauvallon pour achever sa convalescence.
 

Je suis certaine que sa guérison a été due en grande partie à l’acharnement de maman. À l’encontre de tous les praticiens, elle croyait dur comme fer à son rétablissement, et ne quitta pas son chevet un seul jour, dormant dans sa chambre, surveillant les infirmières afin qu’elles ne se relâchent pas. Les trois années passées à l’hôpital militaire de Marseille pendant la guerre de 14 lui ont certainement beaucoup servi à ce moment-là !
 

Ce qui l’a aidée aussi, c’est qu’elle avait l’esprit tranquille concernant ses enfants, grâce à son amie Germaine, qui fut d’un dévouement exemplaire. Elle n’imaginait sûrement pas, lorsqu’elle est venue à Beauvallon pour nous garder, qu’elle y resterait sept mois ! Certes, elle était célibataire, libre de mener sa vie à sa guise. Mais abandonner toutes les activités de son existence parisienne pour s’enterrer dans une villa isolée dans les bois, avec la responsabilité de deux enfants, donnait la preuve d’une solide amitié.
 

C’est elle qui m’a appris à lire, très étonnée qu’à presque sept ans, je ne sache pas l’alphabet !

Maman et elle s’écrivaient régulièrement, ainsi avions-nous des nouvelles hebdomadaires de la santé de notre père. Mais Germaine s’était bien gardée de nous dire que sa vie avait été en danger pendant des semaines. Si bien que lorsqu’il arriva à Beauvallon, nous avons eu un véritable choc : il avait tellement maigri que nous l’avons à peine reconnu. Marchant à tout petits pas et très lentement, la respiration courte, il était devenu un vieux monsieur. Terriblement impressionnée, je ne voulais ni lui parler, ni l’embrasser. Cet étranger n’était pas mon père.
 

Comme à l’accoutumée, maman, ayant compris mon désarroi, s’empressa de me rassurer :

« Ma chérie, tu ne dois pas avoir peur de papa. Il a beaucoup changé parce qu’il a été très très malade et a perdu beaucoup de poids. Maintenant il est guéri, et avec le bon air et une bonne nourriture, il va très vite reprendre des forces et redevenir comme avant. »
 

Cela n’alla pas aussi vite qu’elle l’avait prévu. Le bras de papa restait toujours paralysé, et d’après la Faculté, aucune amélioration n’était possible. C’était compter sans Berty ! Elle appela en consultation le docteur Renaud, un bon vieux médecin de campagne exerçant à Grimaud. Il examina notre malade sous toutes les coutures, et nullement impressionné par le diagnostic de ses distingués confrères londoniens, recommanda de simples massages. Il ajouta qu’une masseuse parisienne remarquable, madame Petit, s’était installée depuis peu à Grimaud, et qu’il nous l’enverrait. Le lendemain, nous avons vu arriver à bicyclette une femme dont le corps puissant débordait de rondeurs. Son visage, rouge et luisant, était parsemé de verrues. Chaussée de grosses bottines à lacets, elle marchait à grands pas qui faisaient tournoyer sa pèlerine d’infirmière. Pour couronner le tout, sa voix était tellement forte que l’on reculait, abasourdi, lorsqu’elle prenait la parole. Un vrai personnage rabelaisien, dont la rudesse cachait un cœur gros comme une maison, et une intelligence exceptionnelle.
 

Elle est venue masser papa deux fois par semaine pendant trois mois. J’assistai souvent à ces séances, qui ne manquaient pas de piquant ! Madame Petit, avec une autorité d’adjudant-chef, pétrissait sans douceur aucune ce bras inerte, mais très sensible, arrachant des cris de douleur à son propriétaire. Elle restait de glace, continuait le massage comme si de rien n’était, alors que papa la suppliait d’arrêter. Excédée, elle finissait par lui dire :
 

– Monsieur Albrecht, vous voulez vous servir de votre bras, oui ou non ? Si c’est oui, alors taisez-vous !

Maman, toujours présente, tentait de le calmer :

– C’est pour ton bien mon ami, tu dois te laisser faire si tu veux guérir.
 

Il poussait alors un gros soupir, et vaincu par ces deux femmes, souffrait en silence. J’avais pitié de lui, parce que ces massages étaient très douloureux. Madame Petit le savait mais ne pouvait faire autrement.
 

Toutes ces souffrances ne furent pas inutiles, papa retrouva l’usage normal de son bras. Pour fêter cet événement, il y eut un déjeuner au champagne, avec le docteur Renaud et madame Petit. Au dessert, alors que nous étions tous un peu pompettes, notre père prit la parole afin de remercier madame Petit de l’avoir tant fait souffrir, et sa femme d’avoir été aussi intransigeante, car sans elle il aurait tout envoyé promener !
 

C’était tout à fait vrai, comme je l’avais constaté. Elle avait une façon de balayer les sentiments, de foncer à travers les obstacles pour atteindre son but qui m’impressionnait, et parfois même m’effrayait ! Mais je n’étais pas au bout de mes surprises.
 

Notre père enfin rétabli s’empressa de retourner à Londres, afin de reprendre en main ses affaires, confiées à un ami pendant sa maladie. Quant à maman, elle nous annonça qu’elle allait se rendre à Paris pour chercher un appartement. Mon frère et moi, très étonnés, lui avons demandé pourquoi nous ne retournions pas à Londres.
 

– Parce que je ne supporte plus le climat anglais, et que je veux que vous alliez à l’école en France

– Et papa, il sera avec nous ?

Elle marqua un petit temps d’arrêt avant de répondre.

– Non, il doit rester en Angleterre pour travailler, mais viendra nous voir régulièrement.

Son ton assez sec nous incita à ne pas poser davantage de questions, alors que nous en avions très envie. De toute façon, à l’époque les enfants ne discutaient pas les décisions parentales. C’était comme ça, point final.
 

Avant d’aller plus avant, je vais raconter ce qui s’est passé entre mes parents, et qui a eu pour conséquence notre installation à Paris.
 

 Berty, comme je l’ai déjà dit, traumatisée par la mort de son père, a beaucoup changé. Sa vie de luxe ne l’amuse plus, elle en a fait le tour. Elle a besoin d’autre chose pour donner un sens à son existence. Avoir un mari, des enfants, c’est bien, mais pas suffisant. Lisant dans la presse les articles concernant les problèmes de la classe prolétaire et des femmes, elle trouve enfin sa voie, celle où elle va donner le meilleur d’elle-même. Au lieu de faire la tournée des antiquaires, elle s’informe, apprend, suit des conférences, participe à des travaux de groupe. Elle va dans les bibliothèques chercher de la documentation, et prend des notes.
 

Tout naturellement elle en parle à son mari, afin qu’il partage son enthousiasme. Malheureusement, plongé dans le Financial Times, il l’écoute d’une oreille distraite, ne la prend pas au sérieux, persuadé que c’est une lubie qui lui passera. Berty s’acharne mais doit se rendre à l’évidence : toute l’activité intellectuelle de son époux est prise par sa profession. La Bourse est une pieuvre, le moindre moment d’inattention peut lui faire perdre sa fortune du jour au lendemain.
 

Comme elle ne peut s’empêcher de revenir à la charge, il finit par lui dire que pour se détendre, il préfère jouer au bridge, faire une partie de golf, ou aller au concert, plutôt que de parler de problèmes sociaux. Pour lui, l’égalité entre les hommes est une utopie, puisqu’ils naissent plus ou moins chanceux, plus ou moins intelligents, plus ou moins travailleurs. Et par conséquent, il y aura toujours des riches et des pauvres. La seule chose qui l’intéresse est d’assurer une vie confortable à sa famille.
 

Berty comprend son point de vue, mais sera néanmoins déçue, comprenant qu’un fossé s’est ouvert entre eux. Afin de ne pas le contrarier, elle s’efforcera de ne plus aborder ces sujets avec lui, résolution difficile vu son tempérament passionné. Non seulement elle continuera à lui en parler, mais un soir où elle donne un dîner pour ses relations d’affaires, elle décrit avec enthousiasme un meeting de la fédération socialiste des travailleurs, auquel elle a assisté la veille ! S’ensuit un silence glacial de la part des invités, très choqués. Cette fédération est considérée comme révolutionnaire, donc dangereuse, et ils ne peuvent comprendre que la femme d’un capitaliste tienne de tels propos. D’autre part, et sans doute pire encore, la conversation est en principe réservée aux hommes, leurs épouses devant se contenter d’écouter !
 

Une fois les hôtes partis, le financier de la City, vexé et furieux, fait une scène à sa femme, la première vraiment sérieuse depuis leur mariage. Il lui ordonne de garder ses discours anticapitalistes pour elle, qui du reste vit de ce capitalisme exécré, car sinon elle lui fera perdre tous ses clients, et ce sera la ruine.
 

Berty sait très bien que son mari a raison. Elle s’en veut d’avoir provoqué cet esclandre, qui ne peut que leur porter tort. Cet incident pour le moins désagréable met en pleine lumière le problème qui sera désormais le sien jusqu’à la guerre : socialiste de cœur et d’esprit, elle vit du capitalisme.
 

Je dois dire que lorsque j’emploie le mot « socialiste », c’est plutôt une tendance, parce qu’elle n’a jamais été une militante aux ordres d’un parti. Elle était imprégnée d’un idéal d’égalité et de fraternité entre les hommes qui dépassait de loin les limites partisanes.
 

Alors, que va-t-elle faire face à cette situation paradoxale ? Elle est constamment en porte-à-faux, les capitalistes ne lui pardonnant pas ses opinions, les socialistes se méfiant de cette femme riche qui se dit des leurs.
 

À cette époque, les classes sociales étant bien plus marquées qu’aujourd’hui, l’on se devait de rester dans son milieu et d’en observer les rites. Et que fait Berty ? Elle profite de l’aisance que lui donne son époux pour lutter contre la classe qu’il représente ! Elle en est tout à fait consciente, son rigorisme en souffre. Et pourtant, malgré son horreur de la dissimulation et du mensonge, elle va mener une double vie : bourgeoise et mondaine avec son mari d’une part, et soutenant les luttes ouvrières et les droits de la femme de l’autre.
 

Pour compenser les dîners d’affaires, où ses invités ne lui font pas le moindre compliment sur sa cuisine (en Angleterre cela ne se faisait pas), elle donne des dîners pour les dirigeants du Birth Control. L’un de ceux-ci, le professeur Norman Hare, deviendra un ami intime du couple. D’origine australienne, c’était un homme gigantesque, mesurant près de deux mètres de haut, et très corpulent. Il respirait la joie de vivre et ne ménageait pas les compliments sur les bons plats et les excellents vins servis ! Malgré sa truculence, il avait une grande finesse, et, ayant très bien compris ce qui tourmentait Berty, il trouvait toujours le moyen d’apaiser les conflits entre elle et son mari.
 

Mon père reste sur ses positions, tout en appréciant les nouvelles relations de sa femme, cultivées, intelligentes, mais dont les idées sont à l’opposé des siennes. Il est foncièrement honnête et ne jouera pas la comédie pour faire plaisir à quiconque. Berty estime ce trait de caractère, qui est aussi le sien, mais rend les rapports plus difficiles entre eux. Elle sait bien que son compagnon n’est pas un capitaliste-né, qu’il s’est fait tout seul, qu’il est plein de qualités humaines, qu’il a du courage, et même qu’il partage certaines de ses idées. Mais vu son métier, il ne peut évidemment pas s’engager ouvertement dans la lutte pour la défense du prolétariat.
 

Pourtant, il lui arrivait parfois d’agir contre l’ordre établi. Il s’était lié d’une grande amitié avec le célèbre chanteur de blues américain Paul Robeson. Lorsque celui-ci était en tournée à Londres, il venait prendre le thé à la maison, puis, accompagné au piano par papa, chantait Old Man River de sa belle voix de basse. Freddy et moi assistions à ces mini récitals, et je me souviens de mon étonnement parce que c’était la première fois que je voyais quelqu’un avec la peau noire ! J’aimais beaucoup l’écouter, trouvant que c’était bien mieux que les opéras de Wagner qui m’étaient régulièrement infligés !
 

Pendant un des séjours de Robeson à Londres, notre père lui donna rendez-vous pour déjeuner au Royal Automobile Club, dont il était un membre. Il l’attendait assis au foyer, en train de lire le journal, lorsqu’apparut le directeur.
 

– Monsieur Albrecht, il y a à l’entrée un homme qui vous demande, mais nous ne pouvons pas le laisser pénétrer dans notre établissement, le règlement est formel.

– Quel règlement ?

– Eh bien monsieur, nous n’avons pas le droit de recevoir ici des gens de couleur.

– Monsieur le directeur, cet homme de couleur, comme vous dites avec tant de mépris, est un grand artiste de renommée mondiale. Il donne ici, à Londres, des concerts au Albert Hall, dont toutes les places sont louées des mois à l’avance par une majorité d’Anglais à la peau blanche. De plus, il est un de mes amis, que j’ai le droit d’inviter à ma table, que ce soit au Club ou ailleurs. Je vous donne l’ordre d’aller le chercher im-mé-dia-te-ment.
 

Comme le directeur tergiversait, papa, faisant fi des bonnes manières britanniques, créa un véritable scandale, menaça de quitter le Club, d’écrire aux journaux, à sa Majesté le Roi, bref, il en fit tant qu’il obtint gain de cause. Il s’excusa auprès de Robeson, toujours immobilisé devant la porte d’entrée, et l’emmena séance tenante à la salle à manger, pleine de monde. Leur entrée fit sensation, toutes les conversations cessèrent, et dès qu’ils furent assis, un remous se produisit, provoqué par une partie des distingués membres du Club, quittant leurs tables en plein milieu du repas…
 

Papa n’était pas indifférent aux injustices, aux malheurs des autres, et quand l’occasion s’en présentait, il réagissait avec fermeté. Généreux, il donnait de grosses sommes d’argent à des œuvres diverses, n’en parlant qu’incidemment à sa femme. Mais il n’avait ni le temps ni l’envie de s’engager davantage.
 

Ce n’est pas le cas de Berty. De plus en plus intéressée par les affaires sociales et la politique, elle aimerait s’y donner à fond, mais son mari s’y oppose formellement. Il s’en veut de lui imposer son veto, elle s’en veut de lui demander l’impossible. C’est l’impasse. Pour la distraire, il l’emmène en montagne, à Adelboden. Elle s’y ennuie, comme elle l’écrit à sa grande amie de Marseille, Élodie : 

« Nous faisons un peu de ski, mais ce séjour n’est pas aussi plaisant que Frédéric se le figurait. Moi je savais que je me barberais, mais enfin, un peu plus, un peu moins, je n’en suis plus là. Je regrette l’argent qui se dépense ici et qui aurait pu nous mener sur les routes d’Italie, là où la Pensée peut se nourrir de belles choses et de choses encore pas vues », et plus loin : 

« Je lis la vie de Liszt, comme c’est intéressant ! Ce qui me passionne dans ces livres c’est le côté purement humain, l’évolution du cerveau et du cœur, ce besoin de renouvellement intérieur et extérieur, et dans toutes les biographies de grands hommes, je retrouve ces mêmes petites souffrances, ces mêmes aspirations qui rendent la vie intérieure si compliquée. Ce qui fait souffrir dans la vie, je viens de le trouver ces jours-ci, c’est la disproportion continuelle et grandissante entre ce que l’on est et ce que l’on devrait être, qu’on pourrait être. Les gens satisfaits sont ceux qui ne cherchent pas à s’élever, qui ne savent pas qu’il y a une différence entre la qualité de leur âme et celle d’un des grands tourmentés. Une autre chose qui frappe aussi dans toutes ces études biographiques, c’est l’éternelle solitude de l’homme, même le plus aimé, et c’est bien pénible. La seule langue qui nous sort de nos limites, de nos murs, c’est la musique, la grande communion des âmes. Heureux ceux qui savent s’exprimer dans cette langue immatérielle ! »
 

Il est très clair que Berty s’identifie, sans peut-être s’en rendre compte, à ces grands hommes incompris et solitaires. Très aimée de son mari, elle n’en était pas moins seule, d’autant qu’il l’empêchait d’aller de l’avant afin d’aider les classes défavorisées, et qu’elle se sentait inutile. Elle enviait Sylvia Pankhurst et les suffragettes qui luttaient ouvertement pour l’émancipation des femmes, alors qu’elle était obligée de se cacher pour agir. À l’âge de douze ans déjà, elle avait dit à son amie Élodie : « Tu verras, plus tard je ferai de grandes choses ! »
 

À un certain moment, elle envisage de quitter son époux et de travailler, pour être honnête avec elle-même et aller au bout des choses. Mais elle doit se rendre à l’évidence : son métier d’infirmière ne rapporterait pas assez pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Et puis elle est attachée à Frédéric, pour lequel elle a beaucoup d’affection et de respect, et ne veut pas lui faire de peine.
 

Elle se débat dans un conflit permanent, auquel elle ne voit pas d’issue. Les choses auraient sans doute été différentes si elle avait été amoureuse de son mari. Or ce n’était pas le cas. Frédéric avait bien dû s’en apercevoir, mais ne se posait pas trop de questions parce que c’était plus commode. Il l’aimait profondément, son côté vivant, passionné l’amusait. Elle était son théâtre permanent, en quelque sorte ! En réalité, il ne la prenait pas vraiment au sérieux, jusqu’au jour où elle lui parla sans détours de ses problèmes.
 

Après lui avoir expliqué clairement qu’il ne s’agissait pas de lubies ou de caprices de sa part, mais bien au contraire de choses vitales pour son équilibre physique et mental, elle lui demanda la séparation. Pas le divorce, impensable à l’époque. Frédéric ne fit pas de scène, parce qu’il avait davantage de peine que de colère. Il lui demanda quelques jours de réflexion, au bout desquels il accepta sa proposition. Il avait assez d’intelligence pour se rendre compte que son épouse était différente du modèle habituel, et assez d’amour pour consentir à ce qu’elle désirait. Ce genre de comportement n’étant pas courant, Berty lui en fut très reconnaissante.
 

Ils décidèrent ensemble du modus vivendi : elle habiterait en France avec les enfants, lui resterait à Londres. La maison de Streatham vendue, Frédéric s’installerait dans un petit appartement, et viendrait deux week-ends par mois rendre visite à sa famille.

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